«La beauté du monde, qui est si fragile, a deux extrémités,
l'une de rire, l'autre d'angoisse, coupant le cœur en deux.»
Virginia Wolf
Toutes les choses ont une beauté, dissimulée ou évidente, singulière ou rare, l’important est de savoir la reconnaître, car la poésie est partout.
Jean Gazdac rend aux outils du début de l’ère industrielle leur beauté. Portraits au quotidien d’une génération d’ouvriers : repasseuse à domicile ; plombier ; charpentier ; derrière chaque machine il y a un métier, une histoire, un individu. Comme Giuseppe Pellizza da Volpedo, dans « ll quarto Stato », repris au cinéma par Bernardo Bertolucci dans le film Novecento ; l’artiste restitue la voix à ces travailleurs silencieux et subalternes, et il les sublime.
Jean Gazdac compose une véritable fresque du patrimoine populaire et prolétaire, et il nous rend cette poésie du monde, palpable dans chaque objet qui persiste au temps ; à la fois marqueur social sous-jacent d’une pensée revendicatrice et d’une époque, et miroir de notre histoire contemporaine.
Jean Gazdac se situe dans l’acte de création. Artiste polymorphe – à la fois brocanteur, graphiste et sculpteur - il pourrait être considéré un «neo-artisan», qui tout en mettant en exergue l’existant et en détournant la fonction d’origine de l’objet, reconnait la valeur et l’excellence de la tradition, l’importance de la transmission des savoir-faire.
Pour Jean Gazdac l’acte de création est une recherche formelle permanente, faite de ratés, de formes inattendues, nées des aléas de la maitrise de la matière. En 2011, à l’instar d’un alchimiste, il commence à expérimenter la technique de la cire perdue,[1] un procédé mis au point il y a plus de 5000 ans en Chine. Le choix d'utiliser une pâte de cristal bleue, toujours lumineuse et dont l’intensité varie prodigieusement suivant l’épaisseur de la matière et la quantité de cuivre, fait partie d’un processus créatif lié au hasard. Le matériau choisi par Jean Gazdac représente alors l’unicité, la création qui adhère comme une greffe à l’objet du départ.
L’oeuvre Persée, est une perceuse à la main, et son nom Chignole vient du latin ciconia, «cigogne. La mythologie regorge d’objets exceptionnels, qui ne sont jamais anodins et souvent indissociables des personnages auxquels ils sont attribués. Persée, Chignole est alors un objet magique, un demi-objet comme son nom dérive d’un demi-Dieu.
Mon arrière-grand-mère l’emportait pour travailler et Pour repasser les nuages est une sorte de diptyque lié aux souvenirs de l’enfance de l’artiste. Clin d’oeil esthétique à La boite en valise de Marcel Duchamp, ces oeuvres traduisent la fascination de l’artiste, au rapport de possession de l’ouvrière à son outil de travail portatif et au design de ces machines des travailleurs à domicile.
Présenté debout, à la verticale, dans un étonnant état d’arrêt, Pour repasser les nuages, garde de l’objet d’origine : la poignée, où la pression de l’ouvrière s’exerce. Cette posture qu’imite celle de la repasseuse, nous permet d’entrevoir l’inscription C-M-4, qui correspond respectivement à la marque et la taille du fer. Le détournement de la position est poussé au paroxysme par l’artiste qui en fait ainsi un objet-enchanté qui permettrait de repasser les nuages. Comme la sculpture de Jan Fabre, «L’homme qui mesure les nuages» de 1998, l’oeuvre de Jean Gazdac traduit un mouvement d’intériorisation et cette poésie : la pure beauté du monde qui nous entoure.
Comme pour : Prêtes à sortir, et Elle a laissé une chaussure, certains objets méritent un socle : en béton, bois ou métal, qui est posé par l’artiste avec la plus grande discrétion, comme une apostrophe esthétique. Ces embauchoirs à chaussures, qui grâce à leur forme les rendaient confortables et facilitaient les déplacements des ouvrières ; sont à la fois une manifestation de leur habitus sociale et le réceptacle de leur fatigue quotidienne. Comme Les cribleuses de blé, et Les casseurs de pierres de Gustave Courbet, les deux oeuvres demeurent des témoignages de la dureté de certains métiers.
Parfois l’usage de la pâte de cristal prend complètement le dessous et ainsi révèle l’acte de création propre à lui même, comme dans Khéops, Kephren et Mykérinos. Les 3 sculptures font référence aux pyramides de Gizeh, situées sur la rive gauche du Nil, témoignent de la civilisation égyptienne antique. Mais comme souvent pour Jean Gazdac, un objet en cache un autre, et peut revêtir d’autres fonctions, on découvre alors qu’elles sont en réalités des flacons de parfum. La présence fantomatique de ce triple portrait en équilibre se manifeste comme une conversation, où le 3 représente la socialisation et le triangle la composition parfaite.
La plupart des oeuvres sont réalisées à partir de dispositifs ou objets manuels qui évoquent à la fois le témoignage du respect pour le travail humain, mais aussi le triste constat de métiers devenus désormais obsolètes. À la fois présence fantomatique du geste de l’homme qui subsiste, ou trace de son absence, les fragments bleus demeurent au coeur de la conception de l’objet, souvent clef de voute de l’action.
La marque de Jean Gazdac, est souvent posée comme le point de fuite, au centre de la composition de l’oeuvre, là où le mouvement s’exerce, comme à vouloir traduire la vie et en révéler sa fragilité entropique.
La série de marteaux, de forgeron ou d’orfèvre et les clés sont des véritables objets surréalistes, qui rappellent par le détournement les oeuvres de Meret Oppenheim. Les objets disparaissent et réapparaissent grâce à la pâte de cristal, qui contribue parfois à effacer complètement leur fonction d’origine, comme dans Belle et très fragile, jusqu’à devenir un bel outil d’une absurde inutilité.
«La beauté est fragile» est à la fois le titre de l’exposition, le nom de son atelier, mais avant tout pour Jean Gazdac véritable approche à la création. Posée sur un piédestal La beauté est fragile, est l’œuvre centrale. Icône du design, prouesse de la conception industrielle, la chaise Thonet model n°18, est déjà en soi un détournement, car Michael Thonet, affirmait, « le bois n’est pas rond, sauf si on le courbe », et pose en 1830 les jalons du mobilier moderne. Jean Gazdac appose sa marque là ou d’habitude s’exprime un autre savoir-faire manuel : le cannage. Dans la nouvelle assise détournée en trône, la personne qui ose s’assoir sur la pâte de cristal, qui rend l’objet à la fois esthétiquement sublimé, mais fragile ; ne pourra ironiquement plus lire le message.
Dans le choix d’un objet, ce qui intéresse Jean Gazdac est le design, sa conception. Comme pour Ettore Sottsass : «Faire du design, ce n’est pas donner forme à un produit plus ou moins stupide pour une industrie plus ou moins luxueuse. Pour moi le design est une façon de débattre de la vie» ; les objets ne se définissent plus seulement par leur fonction, mais par leur capacité à faire naître un imaginaire, à inscrire une histoire, à émouvoir.
Chaque œuvre est nommée poétiquement par l’artiste qui nous la révèle par sa propre définition personnelle. Entre haïku sculptural et iconographie contemporaine du travail manuel, en détournant les objets de leur fonction d’origine, Jean Gazdac cristallise dans la pâte bleue leur mémoire et expose leur caducité.
Ces objets-mémoires ressemblent parfois à des poèmes sculptés de la Vanitas, représentations allégoriques de l’inéluctabilité du temps qui passe et de la vacuité des activités humaines. Mais comme les maîtres japonais avec la pratique du Kintsugi[2] Jean Gazdac est un «réparateur», il applique aux objets une restauration qui permet de sublimer ce qui manque, et de cristalliser l’absence à toujours. L’or et la pâte bleue représentent alors la résilience esthétique face à la mort.
Si la beauté est fragile, les objets peuvent alors se rendre à cette vulnérabilité inéluctable là où l’art joue un rôle réparateur et sublime de l’instant; et comme le disait Robert Filiou, «L'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art».
Margherita Balzerani - Critique d'art
Préface du catalogue de l'exposition "La beauté est fragile" Musée départemental du compagnonnage - Romanèche-Thorins
[1] La technique de la cire perdue, pour obtenir la pâte de cristal est extrêmement délicate à manier ; la gradation de bleu change en fonction de la quantité de métaux présents dans le mélange. Les pièces obtenues par cette fusion de morceaux de cristal mélangés dans un moule possèdent un grain, une matière et une douceur de contours que l’on ne peut obtenir qu’avec le verre soufflé. Cette technique demande un travail conséquent, nécessitant plusieurs étapes et l’intervention de plusieurs savoir-faire.
[2] Le kintsugi (金継ぎ, « jointure en or ») ou kintsukuroi (金繕い« réparation en or ») est une méthode japonaise de réparation des porcelaines ou céramiques brisées au moyen de laque saupoudrée de poudre d'or. Le kintsugi serait apparu lorsque, à la fin du xve siècle, le shogun Ashikaga Yoshimasa a renvoyé en Chine un bol de thé chinois endommagé pour le faire réparer. Le bol étant revenu réparé avec de vilaines agrafes métalliques, les artisans japonais auraient cherché un moyen de réparation plus esthétique. Cela relève d'une philosophie qui prend en compte le passé de l'objet, son histoire et donc les accidents éventuels qu'il a pu connaitre. La casse d'une céramique ne signifie plus sa fin ou sa mise au rebut, mais un renouveau, le début d'un autre cycle et une continuité dans son utilisation. Il ne s'agit donc pas de cacher les réparations, mais de mettre celles-ci en avant.